Note au lectorat


Je vous encourage à laisser vos impressions, réflexions et remarques en commentaire
.
Collecter et comparer les visions et les opinions est la meilleure méthode quant à l'émulation vers le progrès. N'hésitez pas, même si (surtout si) vos opinions divergent de l'esthétique ou du discours que je présente. Je ne publie pas pour recevoir des éloges (pas uniquement) mais plutôt pour progresser en confrontant mes écrits au jugement du lecteur.

dimanche 5 avril 2015

P, L & G


Voici un texte faisant référence à deux grands auteurs de théâtre français. Saurez-vous les démasquer ?

En tout cas, bonne lecture !

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    C'était par un clair matin. Non, plutôt une sombre soirée. Enfin, toujours est-il que la nuit ne venait pas, pas encore. J'occupais mon habituel poste de prestige en cette grande société d'alimentation rapide. Avec un flegme recherché et une diligence toute professionnelle, je servais donc des sandwichs ronds garnis de sauce à travers la fenêtre de mon cabanon.

    Voilà que déboule soudain d'une rue adjacente un homme, grand, vieux et maigre, chauve, emmailloté d'une toge crasseuse et chargé d'une valise et d'un panier ; sous le bras : une chaise pliante. Une corde méchante lui cisaille le cou, et au bout sautille un étrange bonhomme tout en redingote et boutons de manchette. Canne en argent et moustache cirée, monocle et jabot brillant, le tout surmonté d'un chapeau haut de forme un peu écrasé et orné d'une plume de faisan argenté. Rajoutez à cela une couche de poussière blanche et volatile, et composez l'image mentale d'un duo miteux et splendide, confinant à l'irréel.

    L'amené hèle son meneur (bien que ce soit l'amené qui mène la marche en menaçant le meneur de son manche métallique) lequel s'arrête soudain. Puis il se dirige vers ma bicoque d'un auguste pas (quoique poussiéreux). J’ôte ma toque de papier et la calant sous mon bras, je le salue : « Bonne journée à vous monsieur !
— Bien le salut mon brave. Vendriez-vous là de quoi sustenter un homme harassé par une longue équipée ?
— Si fait monsieur, je vends des hamburgers
— Des humburgeurs ?
— Non, des hamburgers.
— Ramburgueurs.
— Hamburger !
— Rabarsargeur !
— Stop  ! Il me semble que cette plaisanterie n'est pas neuve.
— En effet ! Je refuse que l'on nous accuse de manquer d'originalité.
— Alors, voulez-vous un sandwich ?
— Bien volontiers l'homme. »
Puis il se tourne vers la pauvre créature qu'il tient toujours en laisse. « Approche, porc !
— Excusez-moi...
— Oui ?
— Ketchup ou sauce au poivre ?
— La plus chère ! »

    Tandis que je m'affaire à la confection de ce délice adipeux, mon client aboie une série d'ordres à son valet qui s’active à déplier la chaise longue avant de tirer de la valise un parasol en kit qu'il assemble à toute vitesse. J'interroge « Pourquoi êtes-vous couvert de poussière ?
— Cet abruti congénital a jugé opportun de passer sous un échafaudage où des ouvriers ponçaient la façade d’un immeuble pour le rafraîchir.
— Mon dieu, votre habit est fichu.
— Mais non, un peu de soin et il n'en paraîtra rien. Par contre, ce qui m'inquiète, c'est ma savonnette.
— Votre savonnette ?
— Oui, ma montre à gousset. Une véritable savonnette, très rare, très précieuse, à secondes trotteuses. C'est mon pépé qui me l'a donnée. J'ai peur que ces iniques pulvérulences n'aient grippé le mécanisme.
— Vous avez vérifié ?
— Non. Pouvez-vous vous pencher pour voir si vous entendez le tic-tac ? »

    Je me tends par le vasistas et pose mon oreille contre son ventre qu'il bombe à s'en faire craquer le veston. « Je n'entends rien.
— Mon dieu, elle est cassée !
— Ah si, j'entends quelque chose !
— Où ?
— C'est le cœur.
— Merde alors ! »

    En me redressant, ma figure effleura son chapeau et la belle plume qui y est fichée me chatouille les narines. J'éternue brusquement, soulevant un nuage crayeux autour de mon interlocuteur. Il me met un coup de canne. « Idiot ! Vous me salissez encore plus. Et puis, votre haleine est infecte ! » Je pris un air penaud « Désolé.
— Ça ira pour cette fois. »

    Son valet lui présente une cravate propre et lui noue en un geste complexe et malhabile. Puis voilà qu'il le peigne, lui tire ses vêtements pour les défroisser et finit par cirer ses chaussures en usant de son propre vêtement (qu'il a d’ailleurs fort sale). Enfin, il entreprend de brosser de la main les vêtements de son maître. Pendant tout ce manège, l'éloquent ahuri se retourne vers moi. « Si vous saviez mon bon, comme c'est dur de se faire servir efficacement de nos jours. En plus, j'ai perdu mon pulvérisateur et ma pipe. Enfin, j'ai toujours mon fouet !
— Quel fouet ?
— Mais ce fouet… bon sang ! Porc ! Mon fouet ! » rugit-il à l'adresse de son servant affairé.

    L'homme se précipite sur le panier qu'il avait déposé en même temps que la valise et en sort un grand fouet de cuir qui tend avec déférence. Pendant que l'autre s'en empare et s'amuse à le faire claquer, j'achève de confectionner mon œuvre. « Voilà monsieur, un beau hamburger.
— Un beau Spambourger ?
— Non, un beau… Ça va pas recommencer non ?
— Eh bien l'ami, je vais goûter cela de suite »

    Et le voilà qui mastique, et qui en met partout, et que ça dégouline sur le menton. Aucune déférence pour les grandeurs de la gastronomie. Pourquoi personne ne respecte jamais mes créations ? Pendant qu'il mange, il lance négligemment quelques coups de canne à son porteur, le fouet roulé autour du bras. Ayant fini de manger, il le regarde et le frappe de nouveau. « Il n'y a pas d'os dans ce met, porc ! Tu n'auras donc rien à manger ! » J'interviens. « Monsieur, peut-être pourriez-vous lui offrir un sandwich ? » Il me regarde avec des yeux ahuris. « Offrir ? À lui ? De la miséricorde ? Mais voyons, cela fait… oui, presque cent vingt-deux ans que je me fatigue à jouer du knout sur ses épaules. Alors ne me dites pas quoi faire. Si vous avez de la peine pour lui, allez sécher ses larmes. Mais je vous préviens, il vous mettra un coup de pied.
— Alors j'imagine qu'il ne me reste qu'à vous demander de payer, et vous dire adieu.
— En effet. On paye et on se quitte. C'est comme ça que ça se passe sur cette putain de terre. »

    Après un long silence, j'encaisse et mets la main à la tempe pour saluer. « Au revoir monsieur... monsieur ?
— Pozzo. Et au revoir monsieur… monsieur Godin ? Godet ? » dit-il après avoir péniblement déchiffré l’enseigne au-dessus de ma tête.

    Et les voilà qui repartent, l'un menant l'autre, à grand renfort de canne, d'injures et de knout. Je me retrouve comme avant, à attendre. Ça a fait passer le temps, au moins. Quel ennui. J'y suis habitué, mais tout de même. Il faut que je songe à souhaiter son anniversaire à Auguste.
    Mais quel est ce grondement soudain, ce martèlement qui ébranle le trottoir ? Quel bruit ! En voilà de la poussière !

dimanche 22 mars 2015

Le beau jour

Cela fait —trop— longtemps Je brode aujourd'hui autour d'un personnage bien connu d'un certain dramaturge du XXème siècle. Saurez-vous le repérer dans ces fines allusions ?


Bonne lecture !










        Je suis sorti me dégourdir les jambes pour la pause déjeuner. Il fait une chaleur insupportable dans les locaux de la banque, mais dehors une légère brise court les rues. La ville suante sous l'été accueille avec un soupir d'aise ce moment de fraîcheur. Je passe à la boulangerie du coin m'acheter un feuilleté au chèvre, puis je suis vais le manger dans le petit parc, juste en face des locaux de mon administration. Il est agréable d'avoir un peu d'espaces verts dans le cadre urbain. Après une journée passée à entrer des données bancaires, j'aime aller m'y promener quelques minutes. Les odeurs de végétation y sont douces. Je m'assieds sur un banc de pierre et entame mon en-cas. Distraitement, je parcours les alentours du regard. Quelques enfants jouent là-bas sous l’œil vigilant de leurs mères, et un joggeur passe dans un sillage de musique et de halètements. Sur un banc, de l'autre côté de l'allée, une petite dame est assise. Au moins la soixantaine, vêtue d'une robe d'été bleu et blanc épaules nues et d'un chapeau à fleurs piqué de grandes épingles. Collier de perles et bras grassouillets, teint passé et grand sourire. Elle a posé à sa gauche un de ces grands sacs rigides qui s'ouvrent comme un panier, et à sa droite une ombrelle avec une poignée bec-de-cane.

        Je termine mon feuilleté et m'allonge, heureux. La digestion combinée aux doux rayons du soleil qui passent entre les feuillages me convainc de prendre un peu de repos. Il me reste encore vingt minutes avant de retourner travailler. Bien qu'il puisse sembler excitant d'être employé dans un bâtiment regorgeant de liquidités et divers sacs de monnaie, le travail de bureau est le même partout. Des chiffres, des chiffres, encore des chiffres. Parfois, une petite note à rédiger, court répit créatif dans la danse abrutissante de la comptabilité.

        La petite vieille farfouille dans son sac avec application. Je chasse les miettes prises dans ma moustache et l'examine, paupières mi-closes. Elle brandit soudain un petit miroir ouvragé absolument splendide et, s'y contemplant, inspecte soigneusement ses gencives. Ce petit jeu dure quelque temps avant qu'elle ne soit satisfaite. Elle ouvre derechef son bagage et en sort cette fois-ci un flacon brillant. Je ne peux m'empêcher d’ouvrir tout à fait les yeux pour l'examiner. Il semble en cristal et son bouchon est ciselé dans une forme complexe et fluide. Le liquide rouge qu'il contient jette des reflets pourprés dans les plis de l'objet. C'est comme si elle tenait un rubis rutilant au creux de sa main. Elle le débouche et vide son contenu d'un trait, avalant par là même l'éclat flamboyant. Toujours de son sac, elle tire un mouchoir et se tamponne précautionneusement la bouche avant de se passer un bâton de rouge sur les lèvres. Enfin, elle s’appuie sur son dossier et contemple le ciel.

        Je m'interroge sur son origine. D'où vient-elle ? Que fait-elle ici ? Pourquoi une personne si raffinée vient-elle se promener dans ce quartier d'affaires ? J'ai ma réponse lorsqu'elle plonge une dernière fois dans son sac pour y prendre un Mossberg Brownie semi-automatique de calibre 22. Puis elle soupire : « Oh le beau jour encore que ça aura été, encore un » , se lève, et se dirige vers les locaux de la banque.

dimanche 21 décembre 2014

Le Jugement d'Humphray (poésie)




Le rocher était bas, et la marche était haute ;
Humphray siégeait au pic, et jugeait chaque faute
Quand on lui amena un homme mis en cage,
La barbe toute en sang, des lambeaux de chemise,
Et tordant méchamment deux pauvres lèvres grises
Un sourire insolent balafrait son visage.

« Voici, dit le soldat, l'assassin de Campbell
Qui tua douze gens la veille de noël
Et mutilant leurs corps pour en tirer la peau,
Il prit un fil grossier, puis il —seigneur, j'en tremble—
L'aiguille entre les dents, il cousit tout ensemble
Et repartit couvert d'un ignoble manteau. »

L'assistance frémit, et de méchants murmures
Susurrèrent au matin mille idées de tortures.
Le monstre, cependant, demeurait souriant ;
Bien sage il écoutait le récit de ses crimes,
Ne laissant échapper que des soupirs infimes
Qui sur son air joyeux prenaient un ton dément.

Humphray écouta tout, l'air grave et réfléchi,
Demeura sans bouger quand le garde eut fini,
Il accrocha ses yeux à ceux de l'accusé,
Aucun d'eux ne fléchit. On apporta alors
Au bout d'un long bâton l'habit cousu de morts
Et la foule rugit de rage épouvantée.

On y reconnaissait des attributs humains :
Là, le pli d'un nombril, là, au bout d'une main
La longue équerre d'un bras. En façon de dentelle
Des boucles de cheveux décoraient les manchettes.
Dans le dos, ô démons, se trouvait une tête,
Au visage étiré en un pleur éternel.

L'émeute menaçait, mais Humphray se leva,
Descendit du rocher où il rendait la loi,
Alla à la prison, en fit ouvrir la porte.
Pour ne pas les salir, il retira ses bagues ;
Empoigna le tueur, demanda une dague
Et lui planta sa lame en travers de l'aorte.

Tandis qu'agonisait encor pour un instant
L'indigne tas de chairs suffoqué dans son sang,
Humpray parla à tous, fronçant son œil sévère :
« La tempérance n'est pour moi pas un vain mot.
C'est ma famille à moi qui gît sur ce manteau.
Son meurtrier n'est plus, et il était mon frère ».

mardi 16 décembre 2014

Un Manuel (nouvelle)

Un Manuel
 


         Moss, ç'a toujours été mon patron. C'est lui qui m'a recueilli, j'avais douze piges alors. C'est lui qui m'a appris mon métier. Je devais faire comme lui, suivre les lignes pour plier les draps et les couvertures, récurer les toilettes avec l'éponge bleue et la douche avec la verte. Moss, c'est pas un bon gars, mais pas un sale type non plus. Je le vois comme un homme qui a trouvé sa place dans l'univers. Il n'a jamais de doute sur ce qu'il doit, ne doit pas, peut ou ne peut pas faire. Pas comme moi qui ne sais jamais comment saluer les clients, si je dois leur proposer de monter leurs valises ou si je dois m’incliner devant les dames (et à partir de quel standing ?).
         Cet motel, c'est pas un palace, mais pas un boui-boui. C'est propre, chauffé, et il y a de l'omelette au bacon pour le petit-déjeuner. Le client perdu sur cette route désertique n'en demande pas plus. Ça m'a toujours étonné que Moss ait choisi de s'installer dans un coin aussi reculé. Il m'a dit une fois que c'est justement parce qu'il loin de tout que son motel est le vrai paradis. Pour trouver une autre baraque, il faut rouler au moins pendant cinq heures dans un paysage craquelé et poussiéreux. « Pulvérulent, a dit un jour un monsieur très chic arrivé dans une Chrysler couverte d'une pellicule ocre, ce pays est pulvérulent ». Moi je dis poussiéreux.
         Une fois par semaine, y a Jeffrey qui vient nous ravitailler. On a l'eau courante, mais Moss insiste toujours pour avoir une réserve d'eau douce. « Au cas où » qu'il dit. Au cas où quoi ? On a en cave assez pour nous nourrir jusqu'à avoir des cheveux blancs. Enfin, c'est l'idée que je m'en fais. Une grande pièce rectangulaire, creusée à même la terre friable, avec un plancher et des poutres comme dans une mine pour que tout ne s'affaisse pas. Ah, et une porte blindée. Une jolie trappe en métal sous l'escalier, et qui pèse près d'un quintal. Rentrer sans la clé est impossible, à moins d'arracher d'abord la maison de ses fondations. Je me demande pourquoi Moss l'a tellement sécurisée. Comme s'il y avait assez de gens dans le coin pour qu'on craigne les voleurs.
         Malgré notre isolement, on a la télé, la radio, et les gens qui passent nous racontent les nouvelles du monde. Moss ne s'y intéresse pas tellement, mais je reste souvent au bar du salon juste pour entendre les conversations des clients. On a quand même une bonne fréquentation. On est sur la route qui va de Loundown à Villa Melosa. Pas étonnant qu'il y ait du passage. C'est un désert, d'accord, mais un désert qui sépare deux des plus grandes villes de jeu du pays. La moitié de nos clients débarquent en costume de joueur, les poches pleines et l’œil sûr. Des fois y en a qui veulent entraîner d'autres voyageurs dans une petite partie de cartes au bar, « pour passer le temps ». Mais Moss a l’œil. Il veut pas qu'on joue chez lui. Pas question de laisser son gagne-pain se faire plumer ou de subir les dégâts d'un bagarre. Il sait se faire entendre Moss, surtout quand son fusil descend du mur. Le plus drôle, ça reste de voir repasser les mêmes clients quelques semaines plus tard, les joues creusées et la mine basse, avec juste assez de flouze pour se payer la chambre au bout du couloir que Moss réserve pour les traînes-misère.
         Ma vie ici à toujours été bien droite, bien rangée. Jamais une embrouille. Je touche même pas aux filles quand y en a une mignonne qui passe la nuit ici. Moss me surveille. Mais il n'a pas besoin de trop s'en faire. Je sais me tenir. Alors, ce jour-là, je l'ai écouté. Moss est rentré ; j'étais dans le hall à dépoussiérer le lustre. Il m'a dit d'aller à la cave lui chercher un pack d'eau minérale pour le distributeur de l'étage. J'y suis allé, mais au moment de remonter j'ai trouvé la trappe fermée. Verrouillée même. J'ai appelé. « Moss, la trappe est fermée, viens m'ouvrir. »
         Sa voix m'est parvenue étouffée par le battant au-dessus de ma tête. J'ai eu l'impression qu'il s'était couché dessus. Presque sans timbre, il avait la respiration hachée et haletait ses phrases. « La ferme. Si tu sors tu meurs, alors reste en bas.
— Tu plaisantes ?
— Abruti ! Écoute, t'étais qu'un petit clochard galeux que je t'ai ramassé sur le bord de la route, mais aujourd'hui t'es un homme et surtout t'es mon fils.
— J'entends des bruits blizzards. On dirait qu'il y a beaucoup de monde dehors. Laisse-moi sortir, faut bien que je t'aide avec les clients.
— Y'aura plus jamais de clients, tu comprends ? Plus jamais. Alors reste là-dedans, fais pas de bruit, et ne sors que lorsque rester une minute de plus signifiera crever. Si tu n'as plus de flotte, bois ta pisse, si t'as plus de bouffe, mange de la poussière, mais bouge pas de là.
— Moss, ouvre-moi ! je commençais à m'inquiéter sérieusement.
— Pas possible. J'ai avalé la clé.
— T'es complètement dingue Moss, qu'est-ce qui t’arrive ?
— Tu sais, c'est pas normal qu'un fils meurt avant son père. Je vais me battre, comme un chien. Quand j'aurai plus de munitions, il me restera mon couteau, et quand je l'aurai laissé dans les chairs pourries d'un de ces enfoirés, il me restera mes poings. Même s'ils me bouffent les bras et les jambes, tant que j'aurai mes dents, je mordrai. Je vais transformer ces fumiers en bouillie de viande crevée. Alors meurt pas avant moi, t'en as pas le droit.
— Moss ? C'est quoi ce bordel ? On dirait l'adieu d'un gars qui part pour la guerre.
—…
— Moss ? t'es encore là ?! »
         Plus rien. J'ai entendu des coups de feu, et puis des coups, des coups qui résonnaient jusque dans ma cave. C'était comme s'il y avait un troupeau d'élans qui dévastait la baraque. Comme ceux qui ont ravagé ma première maison et piétiné mes parents. Puis le plafond s'est effondré. J'avais raison, il fallait raser la maison pour pouvoir descendre à la cave sans la clé. Les zombies sont plutôt doués dans ce genre de boulot.


         À présent, je suis avec Moss. Comme avant. Rien n'a vraiment changé. C'est toujours mon patron, il m'apprend le métier. Comment mordre la jugulaire, comment retirer les nerfs qui rendent la viande filandreuse. Comment faire sortir la cervelle sans trop endommager le crane. Et comme toujours, il est parfaitement à sa place, il sort pas de son rôle. Le zombie lambda. Je porte un œil bleu à ma bouche. Sa propriétaire est en train de hurler sur le sol pendant que Moss lui ronge la cuisse. Je m'intéresse bien plus aux femmes maintenant. L’œil plie et s écrase sous mes dents. J'ai de la chance, elles sont encore bonnes. Mais selon Moss, ça ne durera pas. Il faudra que j'apprenne à mâcher gencives nues. L'humeur aqueuse dégouline dans ma gorge percée de morsures. Je me penche vers la fille qui vocifère dans son propre sang et lui attrape la tête J'ai perdu quelques tendons durant ma mort, mes mouvements sont un peu maladroits. Néanmoins, j'arrive à me pencher pour lui offrir un baiser passionné, où au lieu de simplement les lécher, je ronge et dévore ses lèvres, arrache sa langue. Je crois que je m'y prends de mieux en mieux avec les filles. Je suis heureux. Je ne m'inquiéterai jamais de l'avenir. Moss sera toujours là pour me dire comment faire.

lundi 24 novembre 2014

Le Croqueur (nouvelle)








        Il devait être dans les deux ou trois heures du matin. La grande horloge ouvragée qui jetait les reflets d'or de ses aiguilles à côté de la porte était déréglée depuis longtemps, et nul ne se souciait de ce qu'elle pouvait afficher. D'innombrables étagères, pliées sous le poids d’antiques volumes, étaient modestement éclairées par quelques lampes de chevet dispersées dans la bibliothèque. Cinq silhouettes, disposées en cercle sur des fauteuils molletonnés, affectaient apparemment l'immobile morgue des gens de bien. Les quelques lumières du feu mourant ajoutait au tout une touche pittoresque et surnaturelle. Sur la table, au centre de la petite assemblée, un curieux sablier trônait sur un napperon mauve. Le sable, fin et doré, descendait d'une poche vers l'autre au moyen d'un petit tube de verre entortillé, à la manière d'une colonne de verrerie chimique. Un compte à rebours s'achevait sans doute, car l'un des scrutateurs —un grand homme aux cheveux immaculés— rompit le silence. « Chers amis, le délai imparti est écoulé. Livrons-nous nos réflexions.
— Je me suis souvenu d'une édifiante anecdote martiale, narrée jadis par mon regretté grand-père, le général Haudimont, dit une petite femme bien en chair engoncée dans une robe à mousseline bleuâtre. »


        À ces mots, un concert de soupirs s'éleva. Un autre des convives se pencha et osa lancer d'une voix grise « Ne vous méprenez pas. Ces histoires sont formidables, mais vous nous avez déjà narré ce soir toute la campagne des Marches de l'Est. Et je crois parler au nom de tous quand j'évoque une certaine lassitude.
— Très bien ! rétorqua l'élégante éconduite d'un ton renfrogné. Que proposez-vous ?
— J'ai en tête, dit l'homme au visage carré —presque trop pour être naturel—, une cocasse mésaventure qui arriva il y a quelques années à un mien cousin, habitant des Vosges.
— Celui avec qui nous passâmes le Réveillon de l'an passé ? s'enquit l'épouse du narrateur, une longue femme enveloppée d'écharpes colorées.
— Celui-là même, ma douce.
— De grâce, épargnez-nous ses histoires d'alpages et de randonnées ! J'en ai eu mon content pour le reste de mon existence. »


        L'hôte regardait ses invités non sans une certaine irritation. « Dois-je comprendre que vous n'ayez plus aucune histoire digne d'être entendue pour animer notre réunion mensuelle. Même pas la moindre petite anecdote croustillante, ou mieux, effrayante ?
— J'en ai bien peur, se morfondit la jolie femme en mousseline, dont le chapeau haut de forme assorti à sa robe lui jetait une ombre insolite sur le visage. »


        Sur le dernier fauteuil, le plus proche de la cheminée, une cinquième personne restait muette. Au coin de ses prunelles se reflétaient les petites flammes qui dansaient encore dans l'âtre. « J'ai bien, se risqua-t-elle, souvenir d'une histoire étrange à votre goût. » Un silence avide et déjà ravi se fit immédiatement. La maigre dame étira sa carcasse et se redressa dans son fauteuil. Les flammes quittèrent ses yeux, et elle regarda ses camarades.


        « Avant tout, sachez bien que je ne suis —et n'ai jamais été— superstitieuse, ni crédule. Cependant, mon récit pourra vous amener à le croire. J'aimerais que vous gardiez à l'esprit que je suis aussi rationnelle et lucide que vous, et (elle jeta un regard à sa voisine qui se trémoussait d'impatience dans sa robe bleue) peut-être même plus que certains.
— Je vous en prie, ma chère ! Nous n'allons pas mettre en doute votre discernement !
— Ma chère Aude, ne m'interrompez pas je vous prie. Mon histoire est déjà suffisamment absconse. »


        Madame de Haudimont-Leclôt, figure mondaine connue malgré elle sous le diminutif d' Aude, plaque une main sur sa bouche avec un air coupable, en ponctuant son geste d'un hochement de tête appuyé. Sélina Mréjant reprit, de sa lente voix de femme usée.


    « Ainsi, j'étais encore toute enfant. Nous allions chaque été, mes sœurs et moi, en vacances quelques semaines chez mon oncle maternel. Un homme gros comme grand, imberbe mais à la chevelure épaisse, et le monocle vissé à la paupière. Et un de ces nez… à la Cyrano pourrait-on dire. Un sympathique personnage du reste, avant que… mais j'y viendrai.
        L'homme vivait près d'une plage quelconque du Finistère, dans une grande chaumière réaménagée pour le confort et restaurée pour la vue. Nous passions notre temps là-bas à pêcher sur la grève ou à courir dans les sentier muletiers qui striaient les campagnes environnantes. Notre oncle, quant à lui, vaquait à ses occupations. Son fils était parfois là en même temps que nous. Il devint plus tard conservateur de musée Philibert, et il me semble qu'il y a connu votre père, monsieur Browsky. »


        L'intéressé, en l’occurrence l'homme aux cheveux blancs, eut un petit geste d'affirmation. « En effet. Votre cousin a même été le compagnon d'études de mon père lors de ses premières années au service d'expertise.
— C'est bien possible. À l'époque, il n'en était pas encore là. Il étudiait sans cesse des volumes épais et coûteux, qu’il ramenait à la maison de son père par cartons entiers pour les y entreposer. Les enfants que nous étions restaient fascinées devant ces reliures massives et ternies. Notre cousin n'était pas distant avec nous, au contraire. Régulièrement il nous montrait tel ou tel livre, pétillant de joie. Il passait de longs moments à nous narrer ses recherches en des lieux insolites. Les vieux livres, les ouvrages oubliés au savoir unique, il les pêchait dans des églises abandonnées, des caves murées, des épaves. Partout où il était susceptible qu'un livre ait pu être oublié, il allait et furetait.
        Un jour, il nous appela, surexcité. Il déchargeait de la voiture une belle malle de bois cadenassée. C'était, disait-il, le stock d'une collectionneuse décédée récemment et dont les enfants avaient voulu se débarrasser. Il la déverrouilla et l'ouvrit, révélant des dizaines de livres poussiéreux, mais dans un état remarquable. Nous étions nous aussi excitées. C'était comme un trésor de pirate. Nous fouinions de concert avec lui, ouvrant les livres au hasard.
        Notre oncle s'approcha alors, demandant sur un ton de reproche, mais dissimulant à grand-peine un sourire, où son fils comptait entreposer cette nouvelle fournée. Dans le même jeu, notre cousin se confondit en excuses serviles et suggéra qu'il restait peut-être de la place sous l'escalier de l'entrée. Alors que le père jetait un regard amusé sur la malle, il se figea brusquement, comme alarmé. Je me souviens encore de la manière dont il s'est penché, son prodigieux ventre débordant à l'intérieur de la malle, pour saisir un petit livre à la couverture souple et noir, en cuir sans doute. D'aspect extérieur, on aurait plutôt dit un agenda ou un carnet de notes. Il demanda à son fils s'il pouvait y jeter un œil, et l'autre acquiesça, naturellement. Il y avait déjà beaucoup à faire avec le reste de la cargaison ! »


        Mademoiselle Mréjant captivait littéralement son auditoire, non par la tension de son récit somme toute banal, mas par l'attente commune d'un élément remarquable. Elle s'interrompit pourtant, les yeux fixés sur les étagères de la pièce. Puis, juste avant que le charme de l'instant ne se rompe, elle reprit.


        « J'étais une enfant. Je n'imaginais touts les horreurs que peut receler ce monde. Le soir même, mon oncle est mort. On lui a diagnostiqué un arrêt cardiaque, sans doute dû à ses nombreux excès alimentaires. Encore aujourd'hui les membres de la famille citent son exemple pour pousser leurs enfants à la pondération. »


        Son regard se perdit de nouveau dans le feu.


      « C'est moi qui ai trouvé le corps. Affalé dans son cabinet de travail, sur son fauteuil vert, élimé. Le visage contre la surface du bureau maculée de sang. Et étrangement, sa tête était bien droite. Les yeux exorbités fixaient le bois marqueté en une parfaite perpendiculaire du regard. Comme si la surface de sa figure ait été toute plate. Je ne me fis cette remarque qu'après coup. Sur le moment, vous vous en doutez, j'étais paniquée. J'ai couru chercher mon cousin, qui a immédiatement contacté les pompiers. Lorsqu'il est allé voir le cadavre de son père, il affichait une expression indéfinissable. Je l'ai vu se pencher au pied du fauteuil, ramasser quelque chose et le poser sur le bureau. Il est en suite resté immobile jusqu'à l'arrivée de l'ambulance. J'étais terrifié, et mes sœurs me pressaient de questions pour savoir ce qui arrivait à notre oncle. Je n'avais pas le cœur de leur annoncer sa mort.


        J'ai appris bien plus tard que dans les jours qui suivirent le drame, mon cousin retourna chez ceux à qui il avait acheté la malle. Il y apprit que la collectionneuse qui en était l'ancienne propriétaire était décédée dans des circonstances similaires. Il lui fut même rapporté l'étrange scandale que voici : la fille de la défunte se présenta au cercueil un peu avant l'enterrement, et pressa les employés de lui laisser voir une dernière fois le visage de sa regrettée mère. Ceux-ci cédèrent devant son insistance et ôtèrent la partie haute du couvercle. La pleureuse poussa alors un cri perçant. Sous ses yeux, le visage de sa mère présentait une horrible mutilation. On lui avait tranché le nez. Comme emportés par une pince coupante, la peau, la chair et le cartilage, l'appendice avait disparu, laissant un trou béant dans le visage de la morte , ce qui lui donnait l'air comique et prématuré d'un squelette pourrissant. La fille a tempêté, s'est insurgée contre de telles pratiques, ignobles et barbares. Elle a menacé la morgue et les pompes funèbres d'une avalanche de procès, jusqu’à ce qu'on lui réponde que sa mère avait été trouvée dans cet état. Furieuse, persuadée qu'un maniaque officiait parmi les employés, elle ne disposait pourtant d'aucune preuve. Malgré une perquisition de la police, le nez n'avait été retrouvé nulle part. C'était si facile de cacher un petit objet comme celui-ci ! La femme avait conclu son histoire en supposant que le fou qui avait mutilé le cadavre avait peut-être mangé son trophée. On ne sait jamais, de nos jours.


        Je devais avoir vingt ans lorsque j'appris cela. J'en fus extrêmement troublé, et demeurais persuadée que mon oncle avait subi le même sort. Alors, était-ce un meurtrier psychopathe qui sévissait à l'époque ? Je n'en sais rien. Mais je pense que la possession de ce livre, que mon oncle tenait au moment de sa mort, n'y est pas étrangère. J'ai longtemps fait des cauchemars où j'entrais dans ma petite bibliothèque, m'approchais de ma table de lecture et y trouvais cet ouvrage. Je m'asseyais, l’ouvrais, et commençant à lire. Je ne peux jamais me rappeler au réveil de ce qui y est inscrit, mais je me souviens que ma lecture me soulève le cœur et me glace le sang. Puis, soudain, le livre m'échappe des mains, se jette à mon visage, et s'y referme avec un clappement sourd. Et je me réveille. »


        Les quatre auditeurs restèrent silencieux. Le frisson de leur soirée de discussion mensuelle avait dépassé de loin leur attentes cette fois-ci. Au-dehors, la nuit de novembre était toujours aussi opaque. Il était tard, et tous se sentaient perdus dans un lieu coupé de l'espace et du temps. Enfin, M. et Mme Dolème (l'homme aux traits durs et la femme aux châles multicolores) se levèrent. « Nous allons prendre congé. Il se fait vraiment tard et j'ai une course à superviser demain. Merci pour cette épouvantable histoire, Mademoiselle Mréjant.
— Je vous en prie, répondit-elle d'une voix éteinte. »


        Le couple salua ensuite la femme élégante, toujours bien calée dans son fauteuil comme une perle dans un écrin, et leur hôte Browsky, puis s'en fut. Un grand bruissement de tissus se fit entendre lorsque la robe bleue se détacha de son siège. « Je vais rentrer également. Lucky m'attend sans doute avec la voiture depuis un long moment.
— Mes respects, Madame de Haudimont-Leclôt, fit Browsky en se levant et en se courbant de façon très appuyée pour embrasser la main qu'elle lui offrait.
— Ma chère Sélina, votre histoire était absolument for-mi-dable ! Je suis curieuse : qu'est-il advenu de ce livre dont vous rêviez, et qui selon vous à un lien avec ces morts tragiques ?
— Je n'en sais rien, répondit-elle de la même voix blanche, je ne l'ai pas revu par la suite, excepté dans mes rêves. Et je n'ai jamais osé le demander à mon cousin. Je ne voulais pas lui rappeler ce terrible incident.
— Mais savez-vous si le nez de votre oncle a bien été... sectionné ?
— Non. On ne m'a pas laissé le voir à la morgue, et le cercueil ne fut pas ouvert pendant la cérémonie d'inhumation. Je ne fais qu’émettre des hypothèses à partir de souvenirs d'enfant. Et quelle importance cela a-t-il à présent ? Vous vouliez une histoire à frissons, je vous ai fournie une. »


        Elle se leva son tour. Son front arrivait à la hauteur des quelques gentianes ornant le sommet du chapeau bleu. « Je vais rentrer également. Bonne nuit.
— Voulez-vous que je vous dépose chez vous ? demanda d'en bas la bouche pulpeuse.
— Merci, Aude, mais je vais rentrer à pied. J'habite à quelques rues seulement, et les promenades nocturnes me font toujours du bien.
— Faites attention à vous dans ce cas. Bonne nuit ! »


        La petite femme sorti, la démarche quasi-princière. Mademoiselle Mréjant se tourna vers Browsky. « Bonne nuit, Monsieur le Conservateur. » L'autre eut un sourire. « Bonne nuit, Sélina Mréjan. » Elle referma la porte derrière elle.


        Resté seul, Browsky alla ranimer un peu le feu, y jeta quelques écorces sèches, et les regarda s'embraser. Saisi par un élan soudain, il se dirigea vers une étagère à droite de la grande fenêtre. Là, d'entre les reliures hors de prix et les iconographies médiévales, il dégagea un petit cahier à la couverture ce cuir noir. Il resta un moment indécis, la main sur la tranche, hésitant à l'ouvrir. Les craquements du feu qui venait d'attaquer les poches de sève coagulées dans les écorces le tirèrent de sa torpeur. Il retourna près de la cheminée, eut encore un moment d'hésitation, puis y jeta le petit livre. Il le regarda un moment se tordre lentement sous les effets de la chaleur, puis il rajouta du bois par-dessus, et sortit à son tour de la pièce. Dans la bibliothèque déserte, une brusque lumière s'éleva lorsque le papier coincé sous la bûche s'enflamma.


        Au matin, Huguet, le majordome, faisait sa tournée de ménage. Arrivée dans la bibliothèque, il entreprit de ramasser les verres et les bouteilles laissés là par les convives de la veille. Il ouvrit la fenêtre, brossa le précieux tapis glissé sous les fauteuils et vida les cendriers. Puis il nettoya la cheminée. En remuant les cendres, il trouva, au milieu de lambeaux de cuir calcinés, une vingtaine de cartilages triangulaires noircis, dont l'un était curieusement disproportionné.

dimanche 16 novembre 2014

Le siècle des ateliers pédagogiques (poésie)


 



     Le Siècle des ateliers pédagogiques









Le maître était assis, pensif, tout près du fleuve ;
Dans sa tête courrait quelque invention neuve.
Sous le placide flot, il cherchait du regard
Un poisson, un serpent, une plante épanouie,
Une idée à broder sur sa philosophie
Pour guider l'étudiant à la façon d'un phare.

Côtoyant le vieillard, un disciple emprunté
Observait de concert, d'un œil éberlué,
Concentré, dévoué, mimant la perfection ;
Mais ne voyait que l'eau et ses bleus habitants
Sans en tirer un mot qui fut intelligent.
Il osa par trois fois poser une question :

« ─ Qu'épiez-vous enfin dans ces remous obtus ?
Depuis le petit jour, nous y sommes perclus ;
Et je n'ai rien trouvé qu'un canard agressif
Qui s'est jeté sur moi par une obscure haine,
M'a pourchassé sans fin, m'a tout becqueté l'aine,
Et puis s'est envolé en cancans agressifs.

─ Jeune, et par conséquent, incompétent élève,
J'y cherche des idées, comme le doit sans trêve
L'instructeur attentif de nouvelles époques.
─ Mais pourquoi cherchez-vous à comprendre le monde ?
─ Parce qu'il est infect, grossier et immonde ;
Contre lui, la clarté : voilà le plus beau troc !

Ils nous faut enseigner, retrousser les paupières,
Forcer à échanger contre l'heur de lumière
Les moments caverneux, et sales, et corrompus
Dont on s'abreuve, idiots, comme d'une eau croupie.
Tu seras maître un jour, et comme je le fis
Tu nourriras l'esprit de disciples perdus. »

L'enfant resta soucieux, le front creusé de rides.
« ─ Ce sévère portrait est pour moi trop acide.
À quoi servent-ils donc, vos écrits, vos efforts,
Ces discours logiciens que nous comprenons peu
S'il faut toute une vie pour délier nos yeux ?
L'homme, dans deux mille ans, y échouera encore ! »

Le maître contempla son visage anxieux,
Et avec un soupir, il désigna les cieux.
« ─ Je veux vous modeler en hommes de raison.
Un jour viendra où tous seront alertes et sages ;
Un jour où la pensée sera partout d'usage.
Aristote, crois-moi. » Ainsi parlait Platon.



vendredi 31 octobre 2014

L'Alphabet des sables (poésie)





   L'Alphabet des sables








Quand je marchais, petit, sur les dunes obliques
D'un rivage bombé aux courbes symétriques
Et que les remous blancs d'une marée femelle
Venaient parer ce bord de milliers de dentelles,
De grands oiseaux, parfois, en prenant leur envol
Jetaient dans le matin quelque absconse parole ;
Et je leur répondais dans mon langage informe
Mêlant ma frêle voix à ce fracas énorme.

On voyait se dresser tout le long de la plage
Des murailles au pied de châteaux forts sans âge,
Des cairns de galets, de tortueux tunnels
Qui courraient sous un flot de varech arc-en-ciel ;
Et perdu au milieu de ces contours dorés,
Je m'enivrais béat d'un courant d’air iodé.
Gris de contentement, les phonèmes épars
S'entrechoquaient, mêlés en un rythme barbare.

Aujourd'hui que, grandi, je foule de nouveau
Ce manchon jaunissant qui brille au bord de l'eau,
Ce ne sont plus les flots dont j'écarte les draps,
Et non plus les oiseaux dont j'écoute la voix.
Du creux des vallons blancs montent des cris d'amantes
Dont je parcours le corps de ma langue brûlante ;
Et leur souffle tombant d'une bouche enivrée
Épelle lentement les grains de l'alphabet.

Voici le creuset où tournent d'hétéroclites écrits, allant de la nouvelle au pamphlet, en passant par toute une gamme de formes littéraires (poésies, saynètes, spicilèges, diatribes, réflexions plus ou moins profondes).


Mon appétit est ─pour le moment─ trop immense pour me restreindre sur la question des genres.